David Swanson : C’est une crise humanitaire majeure. En d’autres termes, il s’agit d’une guerre alimentée de part et d’autre par des armes et des munitions extérieures. Elle ne se réduira que par l’arrêt du flux des armes, un cessez-le-feu, même imparfait au début et un règlement négocié. Cela ne s’améliorera pas tant qu’il y aura escalade ou prolongation de la violence. Dans la perspective du mouvement anti-guerre aux États-Unis, quelque chose d’extraordinaire vient d’arriver. La pression publique a poussé le Parlement britannique à refuser la demande d’intervention du Premier ministre pour la première fois depuis la reddition de Yorktown, et le Congrès américain a suivi pour faire comprendre au président américain que sa demande d’autorisation pour faire la guerre à la Syrie ne passerait pas par le Sénat ou par le Parlement. Cependant, tout peut voler en éclats dans une semaine, un mois, une année ou une décennie. Les forces appuyant une guerre contre la Syrie ne sont pas parties. La constitution partisane du Parlement et du Congrès a influé leurs actions (bien que les leaders des deux partis majeurs au Congrès aient été favorables à l’attaque de la Syrie). L’intervention des nations étrangères a aussi joué un rôle, mais la force décisive qui a conduit les gouvernements du monde entier et le gouvernement américain (y compris les militaires) à résister à cette guerre était l’opinion publique. Nous avons entendu les histoires d’enfants souffrant et mourant en Syrie, mais nous avons rejeté l’idée que tuer davantage de Syriens avec des armes américaines améliorerait le sort de la Syrie. Ceux d’entre nous qui croient que nous devrions toujours avoir le droit de rejeter les arguments pour la guerre de notre gouvernement devraient se sentir fortifiés. Maintenant que cela a été fait, nous ne pouvons pas dire qu’il est impossible de le faire de nouveau, encore et encore. En l’espace d’un jour, les discussions à Washington sont passées de la nécessité supposée d’une intervention au désir évident d’éviter la guerre. Si cela peut arriver une fois, même momentanément, pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver chaque fois ? Pourquoi l’ardeur guerrière de notre gouvernement ne pourrait-elle pas être supprimée de manière permanente ? Le secrétaire d’État John Kerry, qui a mené la campagne infructueuse de propagande pour une attaque contre la Syrie, avait fait cette déclaration célèbre, bien des années plus tôt, pendant ce que le Vietnam appelle la guerre américaine : «Comment demander à un homme d’être le dernier à mourir pour une erreur ?» Nous avons le pouvoir de faire de la guerre une chose du passé et de laisser le secrétaire Kerry être le dernier homme qui a essayé de nous vendre une idée morte. Un argument veut que la menace de guerre ait encouragé les efforts diplomatiques en vue de désarmer le gouvernement syrien. Il ne faudrait pas oublier que quand Kerry a suggéré que la Syrie pouvait éviter une guerre en remettant ses armes chimiques, tout le monde savait que ce n’est pas ce qu’il voulait dire. En fait, quand la Russie a fait sa proposition coup de bluff, immédiatement acceptée par la Syrie, le staff de Kerry a fait cette déclaration : «L’argument rhétorique du secrétaire Kerry portait sur l’impossibilité et l’improbabilité de la restitution des armes chimiques d’Assad que celui-ci nie avoir utilisées. Son avis était que ce dictateur brutal acculé à un jeu serré et perdant dans les faits ne peut pas être digne de confiance pour rendre des armes chimiques, sinon il l’aurait fait depuis longtemps. C’est à quoi le monde fait face en ce moment.» Autrement dit : arrêtez d’entraver notre guerre ! Cependant, le jour suivant, le Congrès rejetant la guerre, Kerry revendiquait avoir fait sa remarque tout à fait sérieusement et croire que le processus avait une bonne chance de réussir. Si l’activisme pacifique américain peut aussi empêcher la France d’attaquer la Syrie, alors nous le ferons. La France a fait de courageux efforts pour arrêter les États-Unis dans leur attaque contre l’Irak, nous leur en sommes redevables. Peut-être serait-il temps de se prendre conscience que la France et les Etats-Unis ont dicté le Pacte Kellogg-Briand qui interdit légalement la guerre.
Comment expliquez-vous que les États-Unis et les Occidentaux en général prétendent combattre le terrorisme, alors qu’ils ont toujours soutenu les factions le plus réactionnaires, sachant que le wahhabisme arme les djihadistes dans le monde arabo-musulman ?
Pourquoi le gouvernement américain prétend-il des choses outrageusement fausses ou absurdes que personne ne pourrait raisonnablement croire ? Parce que les entreprises de médias américains les répètent docilement tant de fois que la plupart des gens commencent à les croire. A présent, la manipulation est allée trop loin. Le gouvernement américain a passé une décennie à dépeindre Al-Qaïda comme le diable sur terre. La proposition de se précipiter dans une guerre aux côtés d’Al-Qaïda a abouti à ce que beaucoup de personnes qui n’avaient jamais protesté contre aucune guerre auparavant ont exigé que le Congrès dise non à celle-ci.
Une crise économique aiguë pousse les gens au suicide en Occident, dans le contexte de scandales financiers et politiques divers comme la corruption et la manipulation de masse pour le compte de la classe dirigeante. Comment envisagez-vous une résistance contre les diktats des divers lobbies qui contrôlent la totalité de la richesse de l’humanité et qui laissent sur la touche une majorité silencieuse fatiguée ?
Nous nous trouvons devant le besoin de rassembler le mouvement contre la guerre avec le mouvement anti-pauvreté et le mouvement anti-destruction de l’environnement. Nous avons besoin d’être à la fois plus locaux et plus internationaux, et moins nationalistes dans notre pensée. Nous devons créer notre propre système de communication et apprendre à croire en notre force face à l’opposition bruyante et aux propagandistes habiles. Nous pouvons et devons faire la guerre à l’inacceptable, créer un mur de séparation entre l’oligarchie et l’Etat, et rediriger démocratiquement nos priorités publiques vers des projets nécessaires et bénéfiques.
Quel est le réel impact sur les sociétés occidentales du scandale Prism et l’engagement gigantesque des lanceurs d’alerte comme Snowden, Julian Assange ou Bradley Maning ? Peut-on relier ces révélations et ce scandale au refus de la guerre par les peuples occidentaux ?
Ces lanceurs d’alerte ont eu un impact énorme sur la façon dont le monde percevait le gouvernement américain et sur la façon dont l’opinion publique américaine voyait son propre gouvernement. La réponse du gouvernement des Etats-Unis d’attaquer les lanceurs d’alerte comme s’ils étaient des traîtres a amplifié cet impact. Les gens en sont venus à comprendre que la guerre n’est pas une entreprise qui promeut l’intérêt d’une nation contre d’autres, mais plutôt une entreprise qui avantage les intérêts de certains riches et puissants contre tout le monde chez soi et à l’étranger. C’est une perspective de changement importante qui doit être encouragée.
Vous avez certainement vu dans le New York Times la publication de la carte du Moyen-Orient dans laquelle on voit un monde arabe décomposé en plusieurs micro-Etats. Pensez-vous que l’explosion du monde arabe profiterait à la puissance impérialiste ? Cette carte n’est-elle pas le début d’un nouveau Sykes-Picot 2 ?
Je ne le pense pas, parce que je ne crois pas que les peuples de cette région l’accepteront. La Tunisie, l’Égypte, le Yémen et d’autres nations ont vu les gens se retourner radicalement, et avec quelques succès, contre l’impérialisme occidental et contre la corruption et la violence. La conscience du pouvoir de la non-violence grandit rapidement, en même temps que la
conscience de la nuisance de la violence, comme on le voit en Libye et en Syrie, ainsi qu’en Irak, en Afghanistan, au Bahreïn, etc. L’impérialisme n’a jamais quitté Washington, et est certainement en hausse dans quelques quartiers, mais il est aussi méprisé aux États-Unis qu’il l’est en Égypte. Il doit duper et se déguiser pour être engagé par le Pentagone. Et ceci devient de plus en plus dur à faire.
Nous remarquons un retour en force de la diplomatie russe. Peut-on dire que le temps est venu de la fin de l’hégémonie des Etats-Unis et cela pour la survie de notre espèce ?
Moralement, cela a toujours été le temps d’en finir avec l’impérialisme américain et non pas parce que la Russie ou quelque chose d’autre prend de l’ampleur. Le président Obama s’est plaint aux Nations unies il y a deux semaines environ du fait que les États-Unis doivent toujours assumer la responsabilité finale pour le droit international en allant bombarder des peuples afin d’en chasser l’enfer. C’est honteux. Il a suggéré que d’autres nations ne progressent pas et qu’il les aide. Eh bien, aucune nation ne devrait aider par des actions criminelles qui devraient plutôt être abandonnées. Ce que nous avons besoin de voir et c’est ce que la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Europe et d’autres peuvent aider à mettre en place, c’est une ONU démocratisée ou remplacée à ces fins et une Cour pénale internationale vraiment internationale qui ne poursuit pas que les Africains. Nous n’avons pas besoin d’un nouvel équilibre des nations, mais d’une institution de droit international avec des structures sous lesquelles les nations et les peuples jouissent de droits égaux.
Beaucoup d’intellectuels occidentaux affirment qu’il ne faut pas compter sur les politiciens américains et qu’il faut se méfier de la politique extérieure des Etats-Unis. Certains disent que celui qui croit être protégé par eux commet une erreur parce que les Etats-Unis ne pensent seulement qu’à leur intérêt…
Tant qu’un mouvement mondial est nécessaire, ce mouvement ne peut pas ignorer ou transformer la réalité de la provenance du plus grand support pour la guerre. Les États-Unis fabriquent, vendent, achètent, stockent et utilisent la plupart des armes, s’engagent dans la plupart des conflits, placent la plupart des troupes dans la plupart des pays, et mènent les guerres les plus meurtrières et les plus destructrices. Par ces mesures et d’autres, le gouvernement américain est le leader mondial, le fabricant de la guerre – d’après les mots de Martin Luther King Jr – et le plus grand pourvoyeur de violence au monde. La fin du militarisme américain n’éliminerait pas la guerre à l’échelle mondiale, mais éliminerait la pression qui encourage beaucoup d’autres nations à augmenter leurs dépenses militaires. Elle priverait l’Otan de son principal avocat et de son plus grand acteur des guerres. Elle stopperait le plus grand approvisionnement d’armes au Moyen-Orient et dans d’autres régions. Elle mettrait fin à l’empêchement majeur de la réunification de la Corée et enlèverait la barrière principale des conséquences légales pour les faiseurs de guerres israéliens. On verrait une bonne volonté américaine appuyer les traités d’armement, rejoindre la Cour pénale internationale, et suivre les Nations unies dans la direction du but premier qui est d’éliminer la guerre. Elle créerait un monde libre de nations menaçant le premier pays qui use d’armement nucléaire, et un monde dans lequel le désarmement nucléaire doit être appliqué plus rapidement. Sans cela, les Etats-Unis seront la dernière nation majeure à utiliser des bombes à fragmentation ou à refuser d’interdire les mines antipersonnel. Si les Etats-Unis perdaient leurs habitudes guerrières, la guerre elle-même subirait un recul important et potentiellement fatal. Pour ces raisons, le mouvement d’abolition de la guerre autour du monde doit cibler les bases militaires US autant que les gouvernements locaux, les guerres américaines majeures autant que le militarisme local. Autrement dit nous avons besoin de votre aide. Le nouveau livre de Max Blumenthal sur les abus et atrocités des militaires israéliens, intitulé Goliath, parle du refus d’Albert Camus de soutenir la demande du peuple algérien pour le départ de tous les Français d’Algérie. Camus est cité parce qu’il a dit qu’il choisirait sa mère avant la justice. Je suis pratiquement sûr que c’est un faux choix. Par contre et sur un autre chapitre, je m’oppose au fait que les États-Unis expulsent des Mexicains et cela ne changerait rien si ma mère était l’un d’entre eux. Je suis également opposé aux politiques américaines exploiteuses et abusives envers le Mexique, bien que ma mère ne soit pas mexicaine. Je suis opposé au fait de rendre au Mexique la moitié nord de son territoire, mais en faveur de la réduction du pouvoir tant des États-Unis que des administrations nationales mexicaines, pour le renforcement des droits de l’Homme internationaux afin que les populations locales au Nouveau-Mexique et en Arizona puissent vivre selon leur choix. De même, les juifs et les Arabes en Israël-Palestine se trouvent devant le besoin d’arriver à un point où ils seront heureux que leurs enfants se marient, sans se préoccuper de savoir à quel groupe les uns et les autres appartiennent. Nous avons un long chemin à parcourir.
Entretien réalisé à Washington par Mohsen Abdelmoumen
Qui est David Swanson ?
Né en 1969, David Swanson est un journaliste, militant de la paix, blogueur et auteur américain. Il est titulaire d’une maîtrise en philosophie à l’université de Virginie. Il est co-fondateur du site web After Downing Street (now War is A Crime.org). Il a lancé, entre autres, une campagne pour attaquer le président Georges W. Bush et le vice-président Dick Cheney sur le défunt site ConvictBushCheney. Org, en vue de participer au mouvement de destitution de Georges W. Bush et de sa poursuite en justice. Plusieurs livres sont à son actif : Daybreak : Annulation de la présidence impériale et former une union plus parfaite (2009), La Guerre est un mensonge (2010), Quand le monde proscrit la guerre (2011) et Plus jamais de guerre : Le cas pour l’abolition (2013). Il milite actuellement sur différents blogs : War Is A Crime. Org, davidswanson.org (Let’s Try Democracy). Il est également secrétaire de la paix dans Green Shadow Cabinet, association de divers scientifiques, délégués communautaires et du travail, anciens combattants, etc. qui veulent fournir une opposition permanente et une voix alternative au gouvernement dysfonctionnel de Washington en proposant une autre manière de gouverner, sans pour cela revendiquer le statut de parti politique.